Aussi loin qu'on a cherché dans les registres d'état civil et dans les registres paroissiaux, les origines de Benoît Malon sont foréziennes. Benoît Malon était le fils de Joseph Malon et de Benoîte Baleydier. Les Malon sont originaires des villages de Périgneux et de Boisset-Saint-Priest, petits paysans installés dans ces communes au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXème siècle. Les Baleydier étaient originaires, eux, de Saint-Romain-le-Puy : on les trouve dans cette commune rurale depuis le règne de Louis XIV. Paysans pauvres, eux aussi, tantôt journaliers, tantôt grangers - c'est-à-dire métayers -, ils vont finalement s'installer à Précieux. Dans la société rurale du XIXe siècle, la propriété de la terre fonde les hiérarchies sociales. Celui qui ne possède pas la terre ou n'a pas l'argent nécessaire pour la prendre en location, est alors obligé "d'aller chez les autres". Il est valet de ferme ou journalier. Cette catégorie socioprofessionnelle des domestiques et journaliers représente alors un pourcentage très important de la population active agricole : 55 % pour l'ensemble de la France, 60 % dans le département de la Loire.
Au soir de sa vie, alors que, gravement malade, il savait que ses jours étaient comptés, Benoît Malon s'est tourné vers son enfance et en a écrit les souvenirs émouvants et chaleureux : document exceptionnel car nous avons peu - ou même pas du tout - de souvenirs de fils de paysans pauvres du XIXe siècle. Nous sommes donc bien renseignés sur cette partie de sa vie.
Les parents de Benoît Malon, Joseph Malon et Benoîte Baleydier, avaient été placés "chez les autres ", tous deux à l'âge de onze ans. Joseph Malon était orphelin de mère et s'entendant mal avec la seconde femme de son père ; il quitta Boisset-Saint-Priest pour devenir valet de ferme ; bon travailleur, il était en 1833-1834 " premier valet " chez M. Sijean, aux Massards, " un gros domaine à douze paires de bœufs qui s'étendait à la fois sur les communes de Sury et de Précieux ". Benoîte Baleydier y était " grand'servante ". Le petit Benoît entendit souvent de sa mère le récit de la rencontre de ses parents qui décidèrent bientôt de se marier. Ils en avertirent le Maître qui fut mécontent car il craignait le départ éventuel des deux domestiques, dont il avait besoin : " Nous demandâmes à M. Sijean de nous laisser marier, il refusa avec force injures ; nous partîmes en mai [1834] sans pouvoir arracher un sou de ce qui nous était dû ".
Le récit de cette injustice entra dans la mémoire familiale et il est caractéristique que Benoît Malon raconte cet épisode dans ses Souvenirs. Une fois mariés, Joseph Malon et Benoîte Baleydier s'installèrent au Marais, près du bourg de Précieux. Ils eurent quelques années de "vie relativement heureuse" et la jeune femme était " toute à la joie d'avoir un chez-soi ". Quatre fils naquirent entre 1837 et 1843 : Pierre (1837-1839), Jean dit Joseph (1838) - qui devint instituteur -, Benoît (1841) et Jean, dit Jean-Marie (1843-1849). Joseph, le père, était " actif et courageux " et " gagnait 250 F par an " en travaillant comme valet à la ferme de la Croix d'Or puis comme journalier " à la semaine " à celle de la Cotille ; sa femme tenait son ménage, s'occupait de ses enfants et avait quelques animaux : une truie et aussi " une chèvre " et " deux à trois moutons " que l'on menait paître le long des chemins.
En 1844, le malheur s'abattit sur la famille : Joseph, âgé seulement de 34 ans, mourut à la suite d'un " refroidissement ". Benoîte Baleydier dut se placer à la ferme de la Pommière. Elle dut aussi " louer " son fils aîné, Jean, " âgé de sept ans, pour garder deux vaches moyennant le gros gage de trois francs pour sept mois en sus de la nourriture " : les deux petits avaient perdu leur aîné qui " n'était plus là pour imposer le respect aux autres gamins ; ils nous battaient sous prétexte que nous n'avions plus de père ". Aux difficultés matérielles, s'ajoutaient chez les deux cadets les brimades de leurs camarades et la séparation d'avec leur mère.
En 1846-1847, la crise économique s'ajouta aux difficultés personnelles de Benoîte Baleydier qui n'avait plus de travail : on n'avait pu la garder à la ferme de la Pommière. Ce fut la misère. On laissa la maison du Marais pour aller loger au bourg. Le " grand hiver " et la " grande cherté " faisaient resurgir la peur des disettes de l'Ancien Régime : " Ma mère n'était pas la seule veuve mère de famille qui fût sans travail par suite de la rigueur des temps. La commune s'en émut et les sept ou huit femmes qui se trouvaient dans son cas furent embauchées comme elle à raison de dix sous par jour, non nourries, pour ramasser les pierres dans les champs qui longeaient les grands chemins et porter ces pierres, à pleins et lourds paniers, sur lesdites routes. Les travailleuses partaient le matin avant le jour, par un froid sibérien. Elles emportaient un morceau de pain noir pour le goûter de midi et revenaient le soir à nuit close, harassées et la figure couperosée par le froid. "
Au bout de cinq semaines, Benoîte Baleydier, épuisée, dut arrêter ce travail. Heureusement, on la reprit à la Pommière. Mais Benoît Malon n'oublia jamais l'épreuve que sa mère avait subie et le travail de bagnarde que la misère lui avait fait accepter. En 1849, la famille Malon connut un nouveau drame. Jean-Marie, le plus jeune frère de Benoît Malon, mourut, âgé de six ans, sans doute victime d'une congestion pulmonaire. Ce fut une grande douleur : " Jean-Marie mourut vers six heures du soir. Pendant tout le jour j'étais resté courbé sur mon lit, la figure dans la couverture pour étouffer mes sanglots. Je m'abandonnais à la plus complète douleur, voulant mourir avec le cher compagnon de mes jeunes années. […] Je faillis devenir fou de douleur. "
L'école a joué un rôle important dans la vie de Benoît Malon. Il a d'abord fréquenté - irrégulièrement mais avec profit - l'école de Précieux. Contrairement à une légende misérabiliste, propagée par Léon Cladel, qui a affirmé qu'il avait appris à lire à vingt ans, dès cette époque, Benoît Malon sait lire et écrire. Il est de ces petits paysans qui " apprennent bien " malgré la pédagogie assez rudimentaire et les conditions scolaires difficiles :
" J'allais à l'école où j'apprenais "ce que je voulais". [Pourtant] l'instituteur était exceptionnellement sévère […] Pour la moindre distraction, c'était des coups de règle sur les doigts et la mise en pénitence […] Nous étions entassés une cinquantaine, filles et garçons, je n'en pouvais d'abord supporter l'air lourd et empesté et j'avais d'horribles démangeaisons de remuer. Pourtant, il fallut me faire à ce nouveau genre de vie. J'y fus aidé par le fait que j'étais le meilleur "apprenant" de la classe… "
Le petit Benoît Malon aimait l'école, aimait apprendre et avait une véritable frénésie de lecture. Mais il lui fallut rapidement gagner sa vie : Benoît Malon ressentit cela comme une grande injustice. Non qu'il fut malheureux dans les " places " où il fut envoyé, mais il était privé d'apprendre.
Il allait aussi être privé de sa mère, si tendrement aimée : en effet, Benoîte Baleydier, veuve en 1844, se remaria en 1852 avec Eymar Bonnel, un veuf de 48 ans, ancien scieur de long, dont elle eut un fils. Le mariage d'Eymar Bonnel et de Benoîte Baleydier eut lieu à Précieux le 22 février 1852. Benoît Malon écrit : " Ma mère et Bonnel […] étaient partis à la mairie pour faire le mariage civil. […] Une immense tristesse m'avait envahi en les voyant partir, j'eus un pressentiment très net que ma mère allait être très malheureuse. " On a compris que Benoît Malon n'aimait pas Eymar Bonnel : réaction classique d'un petit garçon qui était très proche de sa mère. Il quitta Précieux où il ne se sentait plus chez lui. Ses Souvenirs s'arrêtent d'ailleurs brusquement sur le récit du remariage de Benoîte Baleydier…
Revenons en arrière. Benoît Malon, nous l'avons dit, travaillait bien à l'école et aimait l'étude. Mais sa mère avait besoin de son travail et il devint petit berger dans différentes fermes de Précieux. : il eut de " bons maîtres ", comme on disait, et donna satisfaction. A Garambaud, un hameau de Précieux, il est chez M. et Mme Blanc : Je fus déclaré gardeur de porcs. J'en avais dix-huit gros et petits, ce n'était pas une mince affaire […] Une bergère de treize ou quatorze ans […], appelée Marie, fut chargée de m'apprendre le métier pendant quelques jours. Nous gardâmes ensemble les porcs et les moutons dans des étoubles s'étendant des deux côtés d'un mamelon ombragé de noyers ".
Quelques mois plus tard, après le remariage de sa mère, Benoît Malon, qui avait douze ans, partit travailler dans l'Ain où il resta six ans. Nous le savons par le témoignage inattendu de Marc-Amédée Gromier, le fils d'un libraire républicain de Bourg-en-Bresse qui devint plus tard secrétaire de Félix Pyat et membre de la Commune de Paris : " J'ai connu Benoît Malon, en 1854, dans le département de l'Ain dans une ferme où il était pâtre, aux environs de Chalamont ".
Occupé aux travaux des champs dans cette plaine de la Dombes qui, semée d'étangs, lui rappelait celle du Forez, Benoît Malon " essayait de s'instruire et bientôt parvenait à se rendre capable de tenir les écritures du fermier, sorte d'homme d'affaires de village " (Léon Cladel). Nous retrouvons Benoît Malon toujours avide de connaissances, capable même d'apprendre un peu de comptabilité mais qui est critique vis-à-vis de son patron, type classique de " coq de village " prêtant avec usure aux paysans pauvres et faisant durement travailler ses domestiques.
La révolte : les misères, les chagrins et les humiliations de l'enfance laissent des traces indélébiles. Ce furent les sources de la Révolte. Benoît Malon n'oubliera jamais quelle était la dure condition de beaucoup de petits paysans du siècle dernier. La Révolution : Benoît Malon fut intellectuellement capable de passer de la révolte qui est quelque chose d'instinctif à la Révolution qui suppose une construction idéologique. Pour Benoît Malon, dans les années de l'Internationale et de la Commune, la Révolution devait être à la fois celle des paysans pauvres qu'il avait côtoyés dans son enfance et celle des ouvriers qu'il avait rejoints. Pendant la Commune de Paris, en 1871, il rédigea un appel aux paysans pour qu'ils soutiennent les ouvriers parisiens et, après 1871, il écrit que, si la Commune a échoué, c'est parce qu'elle n'a pas su provoquer la solidarité des paysans.